En France, le métier de juriste d’entreprise a considérablement évolué depuis trente ans. Lorsque j’ai débuté ma carrière, le juriste était considéré comme un frein aux affaires, un « empêcheur de tourner en rond », mais un « mal nécessaire » car il était le garant du respect par l’entreprise du cadre l égal et réglementaire applicable à son activité.
La qualité que l’on recherchait alors chez un juriste était celle consistant à être « business oriented », c’est-à-dire attentif aux intérêts commerciaux. Comme si « la chose juridique » pouvait exister indépendamment des intérêts commerciaux !
Le juriste était avant tout perçu comme un gestionnaire de contentieux, et s’il était souvent chargé de rédiger les contrats, il était rarement associé à leur négociation, contrairement à son homologue américain.
Je ne peux évoquer aujourd’hui sans amusement et consternation le mot du directeur général d’un grand groupe international, particulièrement symptomatique de l’état d’esprit de l’époque (les années 1990), lancé à l’adresse de son directeur juridique en guise de vœux de bonne année : « je vous souhaite de beaux contentieux ! »
Aujourd’hui, toutes les directions juridiques ont pour objectif de prévenir les contentieux, en particulier en participant activement à la négociation des contrats, mais aussi en organisant des actions de formation auprès de ceux qui les négocient. La diminution du nombre de contentieux qui en découle et naturellement interprétée comme un signe de succès pour la direction juridique. Après s’être contraint à la réactivité, sous la pression de ses clients internes toujours impatients – exigeant de lui d’être cette fois « customer oriented », voire « customer focused » (orienté client, focalisé client) -, le juriste a compris qui devait aussi être proactif, c’est-à-dire anticiper les difficultés avant qu’elles ne surgissent, et trouver les parades les empêchant de survenir.
Cette approche s’apparente à celle du risk manager qui dresse d’abord une cartographie des risques avant de définir des plans d’actions destinés à les traiter. Or, l’expérience démontre qu’une telle approche convient aussi bien aux risques plus traditionnels comme ceux que l’on rencontre dans le secteur maritime.
Dans chaque entreprise où j’ai exercé les fonctions de directeur juridique, ma première démarche a d’abord consisté à identifier les risques juridiques majeurs liés à son activité, avant de lettre en place des stratégies destinées à les diminuer ou à les éliminer.
Par ailleurs, j’ai personnellement toujours privilégié une approche pragmatique de mon rôle de conseil juridique, plus soucieuse d’apporter des solutions concrètes que de brandir « la menace du gendarme », à travers le simple énoncé de la sanction. Sans le savoir, je faisais du risk management, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, en proposant à mes clients internes de mettre en balance les bénéfices attendus d’un contrat avec les risques découlant des concessions juridiques faites pour le décrocher. Il s’agissait, par exemple, d’un client stratégique, dont la captation était prometteuse d’une collaboration future à long terme susceptible de compenser le surplus de responsabilités exigé ; dans ce cas néanmoins, ce surplus de responsabilités devait toujours correspondre à la « quotité de risque disponible » pouvant être prise par l’entreprise, c’est-à-dire demeurer en ligne avec sa politique générale d’appétence au risque.
Le risk management, que j’ai découvert grâce à la technique de l’assurance, m’a confortée dans cette approche en me donnant un instrument de structuration de mes conseils et en me permettant de fournir à mes clients un outil d’aide à la décision.
La sanction légale ou contractuelle peut en effet être envisagée comme un risque, qu’il faut mesurer en fonction de son intensité et de sa probabilité d’occurrence
La sanction pénale, sous sa forme la plus grave, celle de la peine d’emprisonnement, représente ainsi le risque maximal en intensité, mais la plupart du temps, fort heureusement, un risque faible en probabilité d’occurrence, dans une entreprise normalement, respectueuse de la réglementation qui lui est applicable, et face à des juges souvent enclins à prononcer des peines avec sursis à l’encontre des dirigeants. Ce risque demeure néanmoins plus élevé dans les secteurs d’activité dont l’exercice peut conduire à des accidents mortels, en raison de l’environnement dangereux dans lequel il s’inscrit. Il peut alors être diminué grâce à des actions de prévention visant à renforcer la sécurité sur le terrain des opérations.
Le juriste préconisera que de telles actions fassent en outre l’objet d’une traçabilité sans faille, non seulement pour en s’assurer la pérennité au travers de modes opératoires réitératifs, garants de la transmission des connaissances, mais aussi pour préconstituer des moyens de preuves opposables à un juge.
La mer constitue à cet égard l‘exemple parfait d’un environnement à risques ; l’expédition maritime a toujours été une aventure périlleuse à plus d’un titre, où le risque ultime, celui de perdre la vie, n’est jamais absent.
Le juriste doit se pencher sur des risques purement opérationnels comme ceux concernant la sécurité des personnes et l’exploitation des navires, mais il s’intéressera également à des risques plus diffus, liés aux spécificités du droit maritime.
La mise en place par l’armateur d’un système de gestion de la sécurité (safety management system) à bord des navires marchands, tel que l’exige le code ISM (International safety management) est une réponse impérieuse au risque de sécurité.
Mais l’existence en soir d’une telle politique, destinée à renforcer la sécurité des navigants ne suffit pas : cette politique devra prendre soin d’emprunter des formes traçables au moyen de procédures et de modes opératoires écrits, dont le respect au jour le jour aura été consigné par écrit pour lui conférer valeur probante.
Tel est le conseil que donnera le juriste aux promoteurs d’une telle politique. En effet, devant un tribunal, la charge de la preuve pèse sur le demandeur qui doit démontrer que le défenseur n’a pas respecté les dispositions du code ISM : mais si ce dernier a parfaitement répondu aux exigences de ce code sans toutefois s’être donné les moyens de le prouver, le demandeur aura beau jeu de voir sa réclamation prospérer et faire ainsi condamner le défendeur à bon compte.
Dans une affaire récente portée devant les juridictions pénales canadiennes impliquant un tanker, faute d’avoir pu apporter la preuve qu’elle avait ben mis en place un système de gestion de la sécurité, et non pour avoir été pris en défaut de le faire, la société exploitant le navire (« ship operating company ») dut se résoudre à conclure une transaction, selon la procédure du « plaider coupable », afin de circonscrire sa condamnation.
Une autre manière de traiter le risque consiste à le contenir en le transférant : pas exemple, le risque en matière de responsabilité civile peut être transféré au moyen d’une clause contractuelle ; ainsi en est-il du dispositif « knock for knock » doublé d’une clause de renonciation à recours réciproque inséré dans les charte-parties utilisées par les opérateurs de l’offshore, telle la « supply time 2005 ». Ce dispositif contractuel répond au déséquilibre économique structurel existant entre les différents acteurs de l’offshore et à l’énorme distorsion de valeur entre les biens et équipements qu’ils utilisent respectivement sur un champ pétrolier : un navire de type supply ou AHTS (Anchor handling tug supply) vaut quelques dizaines de millions d’euros alors qu’une plateforme pétrolière en vaut plusieurs centaines.
Au terme de ce dispositif, chaque partie garde « ses plaies et ses bosses », c’est-à-dire les dommages subis par ses biens et son personnel, ces dommages eussent-ils été causés par l’autre partie dans le cadre de l’exécution du contrat qui les lie. Ainsi le propriétaire ou l’opérateur d’un navire heurtant une plate-forme pétrolière n’aura-t-il pas à supporter le coût de remise en état de la plate-forme, pouvant dans le pire des cas atteindre sa valeur de remplacement, puisque le propriétaire de la plate-forme aura accepté de prendre en charge un tel coût en renonçant contractuellement à recourir contre lui et son assureur. Chaque acteur du champ pétrolier a ainsi la certitude de n’avoir à assumer que des responsabilités qui sont à la mesure de ses capacités économiques et de pouvoir retirer de ses opérations un retour sur investissement, tout en obtenant pour celles-ci une couverture d’assurance à un coût modéré. Cette allocation a priori des risques et des responsabilités assure la sécurité juridique des intervenants de l’offshore et de leurs assureurs respectifs, en évitant la multiplication des contestations et les litiges.
Malgré ses mérites évidents, ce dispositif est actuellement battu en brèche par certains pétroliers, qui à la faveur du retournement du marché, exigent que les armateurs y renoncent, en faisant de cette renonciation une condition d’octroi du contrat.
Pour le juriste, là encore, la réponse à ce chantage commercial ne peut se réduire à une recommandation pure et simple de ne pas faire ; le risk management va l’aider à fournir une réponse nuancée, fondée sur des arguments juridiques.
Il va d’abord dresser une cartographie des risques juridiques en déterminant parmi les pays des pétroliers concernés, ceux d’entre eux qui ont ou non ratifié la convention de limitation de responsabilité de Londres de 1976 (LLMC). Cette convention limite en effet la responsabilité de l’armateur à un montant correspondant à des droits de tirage spéciaux (DTS) calculés en fonction de la jauge brute du navire. Ce montant est en général peu élevé et rend l’application de la convention particulièrement intéressante pour l’armateur.
Pour les pays l’ayant signée ou ratifiée, le juriste recommandera don d’insérer a minima dans le contrat une clause par laquelle l’armateur se réserve le droit de l’invoquer ou, à tout le moins, qu’il ne renonce pas à son droit de l’invoquer.
Pour ceux des pays qui n’auront pas signé ou ratifié la convention, le montant défini par celle-ci va permettre au juriste de fixer contractuellement la limite du plafond de responsabilité acceptable par l’armateur, que ce dernier en supporte directement la charge ou le transfère à l’assureur au moyen de la couverture idoine.
En tout état de cause, le juriste recommandera que soit prévu au contrat un plafond de responsabilité et à défaut d’y parvenir, de ne pas signer le contrat, le risque encouru étant trop important, puisque potentiellement illimité et par là même non assurable.
Le juriste devra également s’informer de la manière dont les tribunaux appelés à connaître le contrat interpréteraient la convention de Londres, et l’appliqueraient, afin que ces clauses limitatives de responsabilité ne demeurent pas inopérantes.
La méthode du risk assessment telle que ci-dessus décrite permet ainsi de définir une stratégie juridique reposant d’une part sur une cartographie des risques juridiques variables selon les pays, et d’autres part, sur l’interprétation des conventions internaitionales qui en est faite par les tribunaux de ces pays.
Le transfert de risques le plus classique demeure cependant la souscription d’une assurance appropriée, couvrant par exemple les dommages aux navires (police « corps et machines », police « facultés »), ou la responsabilité de l’entreprise dans l’exercice de son activité d’armateur (police « P&I »).
A noter que ce transfert de risques, qui peut paraître naturel, ne va pas nécessairement de soi puisque la souscription d’une assurance « dommages » pour couvrir les navires n’est pas légalement obligatoire en droit français et qu’il appartient donc à l’armateur de décider s’il transfère ce risque en achetant une assurance ou s’il préfère le retenir en « s’auto-assurant ».
L’étendue de sa flotte, l’âge des navires composant celle-ci, la nature des opérations effectuées, leur sinistralité, l’environnement climatique et le contexte politique dans lesquels ces opérations interviennent sont autant d’éléments qu’il devra prendre en compte pour opérer un choix.
Le degré de maturité de son organisation, combiné à la situation conjoncturelle des marchés d’assurance et à la réponse de ceux-ci à son risque, devra compléter son analyse.
Cette analyse, réalisée par le juriste en sa qualité de risk manager, l’aidera ainsi à déterminer le niveau adéquat des franchises, dont le montant sera d’autant plus élevé que sera faible l’accidentologie des navires. Il pourra dans certains cas aller jusqu’à créer une captive d’assurance pour de tels navires, ou avant de franchir cette ultime étape d’auto-assurance, conclure un contrat « de perte pécuniaires ». Le risk management permet ici de concilier protection des actifs et optimisation économique.
Un autre risque spécifique au secteur maritime est le risque de saisie des navires : la plupart des États du monde reconnaissent au créancier, titulaire d’une créance à l’égard d’un armateur, le droit de réaliser des saisies conservatoires sur le navire de l’armateur dans des conditions relativement aisées.
En effet, soit la créance n’a pas besoin d’être maritime, mais doit être fondée dans son principe, soit elle doit revêtir un caractère maritime et dès lors peut ne constituer qu’une simple allégation de créance » ; en outre, la saisie du navire peut être décidée par le juge hors de la présence du défendeur, dans un cadre juridique affranchi du principe du contradictoire, celui des mesures d’exécution.
En droit français, cette possibilité est encore facilitée par le fait que les tribunaux compétents pour ordonner les saisies sont les tribunaux de commerce, composés de juge qui ne sont pas des magistrats de formation, mais des commerçants ou des notables de la ville, anciens commerçants désireux de mettre leur expérience au service de leurs concitoyens.
Exception faite des tribunaux situés dans les ports majeurs, les juges qui les composent ont très rarement une connaissance du droit maritime et de ses particularismes.
Il en résulte un risque permanent, partout dans le monde où l’armateur ou l’opérateur de navires a des bâtiments mouillant dans un port, de voir ses bateaux saisis, sur la base d’une créance infondée, sans possibilité de se faire entendre auprès d’un juge expert en droit maritime. Face à cette menace, le juriste d’entreprise dispose de deux armes. Il lui faut un réseau d’avocats réactifs et férus de droit maritime, doués de pédagogie et capables de se rendre avec célérité au tribunal compétent pour plaider sa cause et obtenir la mainlevée de la saisie conservatoire. Et dans l’hypothèse où cette première solution aurait échoué : un P&I (« Protection & Indemnity ») club, mutualité d’armateurs, capable d’émettre une lettre de garantie dans des délais très courts, qui sera remise au saisissant en contrepartie de la libération du navire. Lui-même aura pris soin de se doter de l’organisation nécessaire (une base de données relative aux navires par exemple, une « contrathèque ») pour documenter le dossier à remettre à l’avocat en un temps record. Dans certains cas, il aura même pu organiser ab initio l’étanchéité juridique des structures porteuses de navires afin de déjouer les demandes portant sur des créances sans lien avec le navire saisi (« single ship companies »).
A l’instar d’un risk manager, le juriste s’attachera à dresser un inventaire des risques juridiques, à les hiérarchiser selon les deux critères de probabilité et d’intensité. Il proposera ainsi un plan d’actions visant à retenir le risque (en le réduisant ou en l’éliminant) ou à le transférer. Dans certains cas, il pourra parvenir à la conclusion qu’il est préférable de s’abstenir de prendre le risque considéré, pour mieux rebondir sur d’autres risques qui sont souvent autant d’opportunités.
Une telle cartographie suppose pour le juriste une veille juridique active – dans un contexte d’inflation législative permanente, tant au niveau national qu’international – et une vigilance de tous les instants pour maintenait à jour sa connaissance des activités de l’entreprise, susceptibles d’évoluer au gré des inflexions ou virages de stratégie décidée par les dirigeants.
Son rattachement à la direction générale et sa participation aux comités de direction constitueront à cet égard un atout précieux comme facteur périodique de mise en alerte. Aujourd’hui, quel que soit le secteur d’activité où il officie, et plus encore dan l’offshore maritime, le juriste d’entreprise est devenu un risk manager. On est loin de l’image poussiéreuse du fonctionnel enfermé dans sa tour d’ivoire, dispensant doctement ses conseils dans un jargon obscur – parfois sciemment cultivé – et frappant son client d’interdiction de faire ou l’enferrant dans ses incertitudes.
Grâce à un conseil structuré facilitant la prise de décision, c’est un copilote, signalant aux dirigeants de la société les obstacles mais aussi les opportunités parsemant la route qui mène à l’objectif stratégique de celle-ci. Il contribue ainsi de manière déterminante à son succès. Son rôle ne se réduit pas en effet à celui d’un « préventionniste ». Avec sa connaissance exhaustive des risques de l’entreprise, le juriste pourra aussi détecter les opportunités juridiques qui en constituent souvent le contrepoint et devenir un acteur majeur de la stratégie mise en place. Ainsi pourra-t-il, en soulignant les risques environnementaux nouveaux ou liés à la responsabilité sociétale de l’établissement, contribuer à la création d’une politique de développement durable, ou en attirant l’attention sur les risques de contrefaçon des biens de l’entreprise, susciter le développement de partenariats basés sur des licences de brevet ou des accords de copropriété de dessin ou de modèle, source inattendue de profit pour l’entreprise.